Clémence est revenue

Dialogue en un acte


Personnages :

Régis
Antoine
Décor :
Un jardin d'hiver. Des plantes en pot. A travers les vitres, on ne voit que le ciel bleu. Par un artifice d'éclairage, il fait "jour" au début de la pièce, et la couleur du ciel en arrière-plan va décliner jusqu'à un crépuscule rougeâtre à la fin.

Régis est habillé d'un costume de ville de couleur sombre. Il porte une cravate sobre et élégante. Antoine est plus décontracté: il est vêtu d'un pantalon de toile (ou d'un jean) et d'une chemise à col ouvert (ou d'un polo). Régis et Antoine sont assis à une petite table ronde (comme une table de bistrot). Devant Régis, une théière, une tasse, un sucrier. Devant Antoine, une bouteille de soda et un verre "publicitaire" genre Coca-Cola ou Orangina. Vu de la salle, Régis est à gauche, Antoine est à droite. Au cours de la pièce, ils pourront être amenés à se lever, selon les indications de la mise en scène.

Régis (Il regarde sa montre d'un geste élégant) Vous croyez qu'elle va venir ?
Antoine Quelle heure est-il ?
Régis Cinq heures passées de trois minutes.
Antoine Si Clémence nous a demandé de venir...
Régis (Interrompant Antoine) Ce ne serait pas la première fois.
Antoine La première fois ?
Régis Qu'elle vous pose un lapin, n'est-ce pas ?
Antoine Parlez pour vous, Régis. Elle est toujours venue aux rendez-vous que nous nous sommes donnés.
Régis Ah bon ?
Antoine Mais elle n'arrivait pas toujours à l'heure.
Régis Ah bon !
Antoine On dirait que ça vous soulage ?
Régis D'une certaine manière, oui.
Antoine Comment est-ce qu'elle vous a présenté les choses ?
Régis Que voulez-vous dire ?
Antoine Quand elle vous a demandé de venir à ce rendez-vous, qu'est-ce qu'elle vous a dit ?
Régis Pourquoi ?
Antoine Ça m'intéresse. Vous voulez que je vous raconte ce qu'elle m'a dit ?
Régis Allez-y.
Antoine C'était il y a trois semaines. Je n'avais pas eu de nouvelles d'elle depuis plusieurs mois. Un soir, je trouve un message sur mon répondeur. Quelque chose du genre "Antoine, c'est Clémence, tu te souviens de moi ?" Tu parles si je me souviens d'elle ! Elle me raconte qu'elle est rentrée des Etats-Unis, qu'elle est à Paris – cette fois-ci pour de bon – et qu'elle a besoin de me voir. (Il se tait, soudain pensif)
Régis Oui, et alors ?
Antoine J'en étais où ?
Régis Elle vous avait laissé un message sur votre répondeur. Elle avait besoin de vous revoir.
Antoine Oui, c'est ça. Elle me donnait le numéro où je pouvais la joindre.
Régis  Et vous avez appelé tout de suite ?
Antoine Non, j'ai attendu le lendemain. Presque un an sans nouvelles, et puis elle reparaît, sans crier gare ? J'avais besoin de digérer un peu tout ça.
Régis Qu'est-ce que vous avez ressenti ?
Antoine Ce que j'ai ressenti ? Est-ce que je sais, moi ? Il faut le faire, tout de même ! On se connaissait depuis si longtemps... Et un soir elle m'appelle pour me dire qu'il ne faut plus qu'on se voie ! Elle part à l'autre bout du monde, ou presque, pendant des mois – plusieurs années, en fait, sans laisser d'adresse où la joindre. Et du jour au lendemain, elle refait surface. Et par répondeur interposé, en plus.
Régis Qu'est-ce que vous lui avez dit ?
Antoine Quand je l'ai appelée ? J'avais préparé mon petit discours. J'avais prévu de lui dire que ça me ferait plaisir de la revoir, mais que ça serait en simple copain. Qu'après ce qui s'était passé...
Régis Et quand vous l'avez eue au bout du fil, votre beau petit discours...
Antoine Oublié. Envolé.
Régis Le simple fait de l'entendre...
Antoine (Il se lève et arpente la scène) De l'entendre, oui. Quand j'ai entendu sa voix au creux de mon oreille... Vous savez que c'est la première chose que j'ai connu d'elle, sa voix ?
Régis Comment ça ?
Antoine Ma société avait un contrat avec l'agence de pub dans laquelle elle travaillait. Un soir, lors d'une réunion dans leurs locaux, j'entends une discussion dans le couloir. Ça va vous paraître idiot, mais il y avait une voix de femme dans le lot... et rien que d'entendre cette voix, j'en avais des picotements dans la nuque. Comment dire, la texture, le timbre de cette voix... C'était l'exacte vibration qui contenait pour moi toutes les promesses du monde... Il fallait à tout prix que je rencontre la femme à qui cette voix appartenait. Je suis sorti dans le couloir sous un prétexte quelconque, mais tout le monde avait disparu. J'ai à peine eu le temps de voir les portes de l'ascenseur se refermer.

Après, je suis revenu presque tous les jours à l'agence. Je m'arrangeais pour y oublier un parapluie, un dossier, n'importe quoi. Je proposais d'apporter moi-même tel ou tel document, plutôt que d'envoyer un coursier. Je prétextais être de passage dans le quartier...

Régis Ensuite ?
Antoine Il m'a fallu sept semaines et cinq jours. Presque deux mois. Un matin où j'étais justement passé à l'agence - mais pour une raison valable, pas un prétexte, je vais chercher un café au distributeur à l'étage du dessous. Devant moi, une jeune femme. Jolie silhouette, jupe courte... enfin, tu sais comment on s'habille dans la pub. On pourrait peut-être se tutoyer, maintenant ?
Régis Si vous voulez... je veux dire si tu veux. Continue, ça devenait intéressant...
Antoine Oh, c'est tout simple. Elle s'aperçoit qu'elle n'a pas de monnaie, se retourne pour m'en demander, et c'était elle. C'était LA voix que je cherchais.
Régis Et alors ? Les portes du Paradis se sont ouvertes et vous êtes tombés dans les bras l'un de l'autre ?
Antoine Pas vraiment, non. J'ai dû prendre un air idiot parce qu'elle m'a regardé bizarrement, avant de répéter sa question.
Régis Oui ?
Antoine  J'ai bredouillé quelque chose, je lui ai tendu la monnaie dont elle avait besoin. Elle m'a dit merci, elle a pris son café, et elle est repartie. Je l'ai vue entrer dans un bureau. J'ai à nouveau entendu sa voix. Je suis reparti à mon tour, et j'ai ralenti le pas en arrivant à la hauteur de sa porte. Elle était assise à son bureau, elle téléphonait. Quand elle m'a vu passer elle m'a fait un petit signe de la main. J'ai hoché la tête. J'en ai profité pour regarder son nom, qui était écrit sur sa porte.
Régis (Il se lève à son tour) Et pour faire véritablement sa connaissance, comment as-tu fait ?
Antoine J'ai été bête. J'aurais dû... je ne sais pas, aller déjeuner avec elle un jour. Mais je ne sais pas faire ce genre de chose. Aborder une inconnue, lui débiter des banalités... Flirter, ce n'est pas un jeu pour moi. C'est tout de suite du sérieux, de grandes tirades définitives... Et puis, qu'est-ce que je lui aurais dit ? "Je suis amoureux de votre voix..." ?

En plus, elle travaillait sur d'autres contrats, pas du tout avec notre société. Je n'avais tout simplement aucune occasion d'avoir des contacts avec elle.

Régis Mais alors...
Antoine Je lui ai écrit une lettre. Des lettres, en fait. Je la voyais comme ma Roxane. Je serais son Cyrano.
Régis Tu lui écrivais des alexandrins ?
Antoine En général, non. Mais deux ou trois fois... En fait, c'étaient de simples lettres d'amour. De la prose. Mais parfois, c'est vrai, des poèmes.
Régis Tes lettres, tu les avait signées ?
Antoine Au début, non. Enfin, pas de mon nom. Je signais "Votre admirateur"...
Régis "Votre admirateur" ?
Antoine Oui. C'est plutôt ridicule, n'est-ce pas ? Et je l'ai vouvoyée longtemps. Il me semblait... Que c'était une marque de respect. En même temps...
Régis Oui ?
Antoine Dans un milieu où tout le monde se tutoie sans vraiment se connaître, je pensais que se vouvoyer serait, paradoxalement, une marque de complicité.
Régis Elle t'a répondu ?
Antoine Comment aurait-elle pu ? Au début, il n'y avait ni nom ni adresse dans mes lettres. Juste cette signature idiote.
Régis Au début, d'accord. Mais après ?
Antoine  Je lui ai donné le numéro d'une boite postale à laquelle elle pouvait m'écrire. Elle ne l'a jamais fait.
Régis Comment a-t-elle su que c'était toi, l'auteur de ces lettres ?
Antoine Elle s'en est douté. Et son comportement a changé. Elle semblait m'éviter. Quand je la croisais dans un couloir, son regard se perdait dans le vague. Elle ne répondait même pas à mes "bonjour".
Régis Qu'est-ce qui lui a permis de deviner ?
Antoine La façon dont je la regardais, j'imagine... Une fois, à la cafétéria de l'agence de pub, j'étais assis, en train de manger, tout seul. Comme je venais souvent, j'avais réussi à obtenir un badge. Je la vois passer. Elle cherche des yeux une table vide. Nos regards se croisent. J'aurais pu... j'aurais dû lui faire signe de venir s'asseoir en face de moi. Au lieu de ça, je l'ai regardée fixement. Son regard a continué à balayer la salle. Et quand il est revenu sur moi, elle a eu le déclic. C'est à ce moment-là qu'elle a su.
Régis Tu ne lui as jamais posé la question, après ?
Antoine Non . Mais j'en suis persuadé.
Régis Mais qu'y avait-il de si terrible, dans ces lettres ?
Antoine Peut-être des sentiments trop forts... Peut-être aussi des fantasmes trop crus.
Régis Comment ça ?
Antoine Oh, rien d'obscène à mon avis. Mais de la voir passer, avec ses jupes courtes et ses longues jambes, avec ses pulls moulants... je me passais des films dans la tête. Et je les lui racontais, ces films. Je te passe les détails.
Régis Je vois.
Antoine Je n'en suis pas si sûr. Chacun des gestes que j'imaginais était un hommage à sa beauté. Chacune de mes caresses, chacun de mes baisers, une célébration. Quand on aime, on éprouve du désir aussi, n'est-ce pas ? Est-ce qu'il ne serait pas hypocrite de le taire, surtout quand ce désir est empreint de respect ? En plus...
Régis En plus ?
Antoine J'ai bien essayé, justement, de connaître sa personnalité, d'en savoir plus sur ses goûts, ses centres d'intérêts. Je lui ai demandé quels livres elle avait aimés, quels films l'avaient émue, quelles musiques la faisaient pleurer...
Régis Il y a des musiques qui te font pleurer ?
Antoine Pas toi ? Non, bien sûr. Pas toi.
Régis Elle a répondu à tes questions ?
Antoine Jamais. A aucune. De toutes façons, elle n'a jamais répondu à aucune de mes lettres.
Régis Mais alors comment...
Antoine Comment j'ai fini par... la connaître vraiment ? Ou plutôt: l'approcher, l'apprivoiser, un peu, juste un peu...
Régis Puisqu'elle n'a jamais répondu à tes lettres ? Tu as fini par l'inviter à déjeuner ? Tu lui a envoyé des fleurs avec un petit mot ?
Antoine Des fleurs ? Oh non. Mes fleurs à moi, ce sont les mots.
Régis Mais alors comment ?
Antoine (Il se rassoit. Régis va continuer à faire les cents pas en discutant avec lui) Un jour, je suis rentré dans son bureau. Je me suis assis en face d'elle, sans attendre qu'elle me le propose. Elle a posé les coudes sur sa table, elle a croisé les doigts, et elle a attendu que je parle. Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés comme ça. Elle a fini par dire "Vous allez rester longtemps assis à me regarder sans rien dire ?" Elle savait que j'étais mal à l'aise. Elle s'en amusait, j'en suis sûr. J'ai bafouillé que c'était moi, l'auteur des lettres. Elle m'a répondu "Les lettres ? Lesquelles ? J'en reçois tellement !" Tu vois, déjà cruelle. Devant ma mine dépitée, elle a ajouté "Mais non, c'est pour rire ! Il n'y a que vous qui m'écriviez comme ça..." Et puis sa voix s'est adoucie. Elle a ajouté "D'ailleurs, elle m'ont beaucoup touchée. Vous êtes un vrai poète." Et à ce moment-là, j'ai cru que c'était gagné, qu'elle avait dit oui.
Régis Mais on ne gagne pas Clémence. Elle ne dit jamais vraiment... oui.
Antoine C'est tout juste un "peut-être", un "pourquoi pas"... Même quand elle vous tend ses lèvres, comme ce jour-là, dans son bureau.
Régis Elle t'a embrassé ?
Antoine C'était très fugitif. Elle s'est levée pour fermer la porte de son bureau, et en revenant vers moi elle m'a glissé un baiser. J'ai essayé de l'enlacer, de la serrer contre moi, mais elle m'a glissé entre les doigts. Le temps de réaliser ce qui m'était arrivé, elle s'était déjà rassise à son bureau. C'était comme de sortir d'un rêve agréable, et de se retrouver seul dans un lit froid.
Régis Qu'est-ce que tu as fait, après ?
Antoine Je lui ai demandé si on pouvait se voir après le boulot. Elle a consulté son agenda, elle en tournait les pages. Et à chaque nouvelle page mon coeur se déchirait un peu plus. Elle disait "Pas ce soir, j'ai déjà quelque chose. Pas demain. Pas jeudi. Ce week-end je ne suis pas là... Disons mardi prochain ? Vous passez me prendre vers dix-neuf heures ?" Et je tordais le cou pour essayer de lire à l'envers son écriture. Pour essayer de voir si c'étaient des prénoms d'homme qui envahissaient ses soirées. Qui repoussaient d'une semaine tout entière le moment où je pourrais la serrer dans mes bras. Tu vois, malgré tout ce que j'avais pu lui écrire, malgré toutes les caresses précises que j'avais pu lui décrire, le simple fait de la serrer contre moi... Rien que ça, je savais que ce serait le bonheur.
Régis Et jusqu'au mardi suivant ?
Antoine Rien. J'ai attendu. J'avais trouvé son adresse et son numéro privés dans l'annuaire. J'appelais dans la journée, quand je la savais au bureau, pour le plaisir d'entendre sa voix dans son répondeur. (Il récite, comme pour lui-même) "Bonjour, vous êtes bien chez Clémence, je suis absente pour le moment, mais vous pouvez me laisser un message après le signal sonore, et je vous rappellerai dès mon retour." Clémence, qui était toujours absente pour le moment, et qui sans doute ne rentrait jamais chez elle, puisqu'elle me rappelait si rarement...
Régis Et pour votre premier soir, qu'est-ce que vous avez fait ?
Antoine Nous sommes allés au restaurant, tout bêtement. Elle voulait du japonais, nous avons mangé des sushi.
Régis Et puis ?
Antoine (Il poursuit sans répondre à la question) J'aurais dû comprendre, ce jour-là. Chaque fois que je la voyais à l'agence, elle était toujours tellement élégante: jupe, tailleur, bijoux. Bref, on ne pouvait pas ne pas se retourner sur son passage. Et ce soir-là, elle portait un jean trop grand, des chaussures de sport, et un gros pull à col roulé. Comme si elle ne voulait pas qu'on la remarque. Comme si elle ne voulait pas qu'on la remarque avec moi.
Régis Tu ne crois pas que tu te fais des idées ?
Antoine Non, non. C'est comme quand j'ai voulu lui passer le bras autour des épaules, au restaurant. Elle a littéralement paniqué, elle s'est dégagée de mon étreinte, comme si j'avais voulu la mordre. Pourtant, quelques minutes avant, dans la voiture, elle s'était laissée embrasser. Je l'avais enfin serrée contre moi, j'avais senti le parfum de ses cheveux contre mon visage. J'étais le plus heureux des hommes. Et là, tout à coup, au restaurant, elle m'arrachait de nouveau à mon rêve si doux...
Régis Tu ne lui as pas demandé pourquoi elle avait fait ça ?
Antoine Son explication ? Elle m'a dit qu'elle n'aimait pas les effusions en public.
Régis Mais c'était juste un petit geste affectueux...
Antoine Oui, mais même ça, c'était trop. Et par la suite, pas question non plus de lui prendre la main ou de l'embrasser en public. Jamais. En fait, c'est bien simple: il fallait que nous ayions l'air d'être de simples copains. Surtout pas les amants que nous étions devenus. C'était à se demander... si elle n'avait pas un petit peu honte de moi.
Régis Mais pourquoi ?
Antoine Clémence, c'est le mystère par excellence. Sa vie est cloisonnée, compartimentée. Et aucun compartiment ne doit savoir ce qui se passe dans les autres. D'ailleurs, je me demande encore pourquoi elle a tenu a nous rencontrer ensemble, nous qui appartenons à deux compartiments bien distincts... Je n'ose pas dire "concurrents".
Régis (Il revient s'asseoir en face de Antoine) J'avoue m'être aussi posé la question.
Antoine Et alors, qu'est-ce que tu en penses ?
Régis Je ne sais pas. D'après ce que j'ai compris, je l'ai connue bien avant toi. Enfin, je dis "connue"... comme si on pouvait la connaître.
Antoine Comment l'as-tu... rencontrée ?
Régis A une soirée. Très barbante, d'ailleurs, cette soirée. Au bout d'une heure, je décide de partir. Je vais dans la chambre qui servait de vestiaire. Un gros tas de manteaux, sur un lit. J'y cherche le mien. Elle est entrée à ce moment-là. Elle a dit "Oh ! Excusez-moi !" Ça ne lui ressemble pas, n'est-ce pas ?
Antoine Pourquoi s'excusait-elle ?
Régis Je crois qu'elle se sentait un peu coupable de repartir aussi tôt, et qu'elle ne s'attendait pas à tomber sur quelqu'un d'autre dans la chambre-vestiaire.
Antoine Qu'est-ce que tu as dit ?
Régis Je ne sais plus... j'ai dû plaisanter, pour détendre l'atmosphère. Nous nous sommes éclipsés ensemble. C'est amusant, tu me parlais de sa voix... moi, ce fut son parfum. Dans le petit ascenseur en acajou... Tu sais, c'était un de ces vieux immeubles parisiens. On y rentrait tout juste à deux. Elle sentait bon. Je ne sais plus ce qu'elle mettait comme parfum... elle a dû me le dire pourtant.
Antoine Moi, je me souviens. Mais ce n'était pas que ce parfum. C'était ce parfum-là, sur sa peau à elle.
Régis Ça ne m'étonne pas que tu t'en souviennes.

Ça t'intéresse toujours de savoir comment...

Antoine Oui, oui, continue.
Régis Elle voulait trouver un taxi. Comme j'étais en voiture, je l'ai raccompagnée.
Antoine Tu n'es quand même pas monté chez elle...
Régis Le premier soir ? Ça te ferait mal, hein ? Non, je te rassure. Je lui ai simplement dit que ça me ferait très plaisir de la revoir, je lui ai laissé mon numéro de téléphone...
Antoine Et c'est tout ? C'est d'une banalité ! Je vois la scène comme si j'y étais. Tu gares ta Jaguar en double file, tu lui tends une carte de visite entre deux doigts, sans même enlever tes gants... Parce qu'il faisait froid, n'est-ce pas ? Je ne sais pas pourquoi, je vois ça un soir d'hiver.
Régis Pas mal. Tu dois avoir le don de double vue... Mais je ne roulais pas encore en Jaguar à l'époque. Et je ne me souviens pas des détails. Carte de visite, oui. Des gants, sans doute. C'était quelques semaines avant Noël. J'étais seul à ce moment. Je n'avais pas envie de passer les fêtes de fin d'année tout seul... Ça va te faire hurler, mais je voulais me trouver une fille pour l'hiver, pour me tenir chaud sous la couette, tout simplement. Tu dois me trouver cynique ?
Antoine Tu as au moins la franchise de l'admettre. Bon, continue.
Régis Elle m'a rappelé, quelques jours après.
Antoine A peine croyable ! Tu la raccompagnes chez elle, tu lui laisses ton numéro, et hop, elle te rappelle ! Et moi... moi qui lui écris des lettres d'amour, moi qui tombe à genoux devant elle, moi qui sors mes tripes pour elle... elle ne lève pas le petit doigt pour moi ?
Régis Ça t'étonne ? Tu sais, je les connais les types comme toi. Ce sont ceux qu'on voit en boîte, ou dans les soirées dansantes, et qui dansent tout seuls dans leur coin. Ou qui restent assis sur le côté. Ils jettent des regards désespérés aux jolies filles qui font onduler leurs corps sur la piste de dance. Tellement belles, tellement inaccessibles. Et eux, ils tombent amoureux, et ils leur envoient des poèmes... Mais les filles, elles s'en fichent. Dans le meilleur des cas, ça les barbe. Dans le pire, ça leur fait peur.
Antoine Ce n'est pas vrai !
Régis Mais si. Dans la plupart des cas. Bon, pas toujours, peut-être. Mais si souvent. Trop souvent. Ou alors, ça vient plus tard. Tu te dis que ça n'est pas juste, et tu as raison. Mais souviens-toi. Les filles dont tu étais amoureux, au lycée, ou en fac, elles n'avaient pas un regard pour toi... par contre elles tournaient toutes autour du mec tellement sûr de lui, celui que tu trouvais si superficiel. Et tu te disais "Quel gâchis !", tu te disais qu'il ne saurait pas les aimer. Qu'il ne saurait même pas les regarder. Et tu le haïssais d'être tellement à l'aise avec les filles, de savoir les faire rire. C'est lui qui te disait d'un ton léger, "les filles, pour les garder, il suffit de savoir les faire rire et les faire jouir." Lui qui ne les gardait pas, justement. Lui qui les prenait et les jetait. Et tu l'aurais tué pour ça. Tu serrais les poings à te griffer les paumes. Tu ne pouvais pas supporter l'idée de... peu importe comment elle s'appelait, l'idée de son visage à elle si près de son visage à lui, des visages sur lesquels le plaisir partagé dessinait un sourire indulgent à l'égard de l'agitation du monde... A l'égard de TON agitation intérieure.
Antoine Tais-toi !
Régis Tu vois ? J'ai touché juste. Mais ça ne m'amuse pas, crois-moi. Ça ne m'amuse plus.
Antoine Mais quand vous étiez ensemble... Je veux dire à l'extérieur, au restaurant... elle te laissait lui prendre la main, l'embrasser ?
Régis Tu veux vraiment savoir ? Tu aimes souffrir, ma parole. Eh bien oui, je lui prenais la main, je l'embrassais. Tu veux les entendre jusqu'au bout, ces mots qui te torturent, n'est-ce pas ? Figure-toi qu'elle se blottissait contre moi, elle riait, elle me mordait la joue, elle me griffait la main. Une vraie tigresse !
Antoine Mais pourquoi...
Régis Arrête de te torturer, bon sang ! Qu'est-ce que ça peut faire, à présent ! Et tu n'as toujours pas compris pourquoi elle nous a voulu ici, tous les deux, en même temps ?
Antoine Non. Quand il s'agit de Clémence, je ne comprends plus rien à rien.
Régis Clémence, qui n'a jamais voulu choisir. Parce que choisir, c'est renoncer, c'est refuser toute une moitié de la vie. Peut-être la moitié la plus passionnante. Celle qu'on n'a pas vécu. Celle qu'on aurait pu connaître, si on avait voulu. Si on avait seulement essayé.
Antoine Alors, en nous réunissant...
Régis Mais oui ! L'homme sensible, le poète avec ses pinces à vélo... oui, bon, c'est une image. Et le requin, l'homme d'affaires avec sa grosse voiture... Oh, bien sûr, je sais faire la différence entre Mozart et Beethoven. Mais je ne sais toujours pas pourquoi je devrais trouver beaux les tableaux de Modigliani. C'est si mal peint.
Antoine Dis du mal de n'importe quel peintre, mais pas de Modigliani, s'il te plaît.
Régis J'ai dit ça comme ça. Désolé d'être tombé sur LE peintre qui te fait pleurer. Parce qu'il te fait pleurer, n'est-ce pas ? J'aurais dû m'en douter. J'aurais pu dire Van Gogh, Picasso... Ça m'est égal.
Antoine Mais Clémence... qu'est-ce qu'elle espère, qu'est-ce qu'elle veut ?
Régis Oui, tu as raison. Un problème à la fois. Nous parlerons de peinture un autre jour.

Clémence ? Elle va arriver – elle commence d'ailleurs à être sérieusement en retard - et puis...

Antoine Et puis ?
Régis Mon pauvre vieux, je ne le sais pas plus que toi. Ou plutôt si, je crois que je le sais. Ne compte pas sur elle pour choisir. C'est à nous de décider.
Antoine Décider quoi ?
Régis (Il se lève) Ce que tu peux être obtus, parfois ! Ce que Clémence aime en chacun de nous, c'est justement ce que l'autre n'a pas.
Antoine  Pour un requin qui roule en grosse voiture, tu as de la finesse, quand tu veux...
Régis Ne te moque pas, veux-tu. Tu crois que je suis un gros lourdaud, tout pataud ? Tu crois que je ne vois rien, que je ne devine rien ? Tu crois qu'ils ne me font pas rire, tous ces jeunes coqs, avec leurs business plans et leur marketing programs ? Quand je les vois faire leurs présentations en couleur, avec leurs costumes de grands couturiers et leurs cravates en soie, je vois aussi les petits garçons un peu gauches qu'ils étaient il n'y a pas si longtemps, avec leurs culottes courtes, et leurs genoux couronnés de mercurochrome. Derrière leur assurance, leurs certitudes bardées de diplômes, eux qui savent tout sur tout, je sais tout de suite où est la fêlure, le motif d'inquiétude. Parce qu'il y en a toujours un. Il suffit de creuser un peu. Alors je gratte, là où ça fait mal. C'est si drôle de les voir se décomposer, de voir leur belle et mâle assurance s'effriter. Surtout quand il y a des femmes dans l'assistance. Surtout jeunes et jolies. Après, le soir, quand ils repartent dans leurs voitures trop puissantes, ils sont énervés, ils doivent dire en parlant de moi "Quel salaud !" ou "Quel connard !" Ce sont eux qui te font des appels de phare sur l'autoroute, si tu ne dégages pas assez vite la file de gauche...
Antoine Tout de même...
Régis Oui, je sais, ce n'est pas très malin. Mais ça leur apprend un peu l'humilité. Et le recul.
Antoine Tout ça ne me dit pas...
Régis  Ce qu'on fait pour Clémence ? Ce qu'il faut décider ? Ça crève les yeux, pourtant. Tu ne vois toujours pas ? Bien sûr qu'elle va arriver en retard. En fait, elle doit attendre, cachée à l'extérieur, de voir l'un de nous deux s'en aller. Elle ne rentrera pas avant.
Antoine Alors je vais partir. C'est toi qu'elle veut. Jamais elle ne...
Régis Crétin ! Sombre crétin ! Bien sûr, elle aimerait me trouver, moi, en arrivant. Et en même temps, elle voudrait que ce soit toi qui reste. L'assurance, la confiance en soi, elle vient avec le temps, une fois que le bonheur s'est installé. La poésie... c'est trop tard, pour moi. Un coucher de soleil... pour toi, c'est une symphonie de couleurs; pour moi, ça reste un nuage un peu rouge. (Il a pris son manteau qui était posé sur une chaise)
Antoine Tu es fou ! Qui est-ce qu'elle embrassait en pleine rue ? (Il se lève pour retenir Régis qui s'apprête à sortir)
Régis C'était moi. Et pourtant, c'était toi.

(Il sort. Antoine reste seul en scène)

 
RIDEAU

© - Lionel Ancelet - 1999


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