Un dimanche à la campagne


Le front appuyé contre la vitre du car, Clara regardait défiler le paysage. Le magazine qu'elle avait acheté juste avant son départ n'avait pas réussi à l'intéresser. Elle aurait dû prendre un livre ce matin là; mais dans sa hâte elle avait oublié. Un dernier coup d'oeil dans le miroir de l'ascenseur lui avait confirmé que le temps qu'elle avait consacré à se préparer avait été bien employé : Renato ne manquerait pas de la féliciter pour son élégance. Ce qui ne l'empêcherait sans doute pas de lui dire qu'elle n'était jamais aussi belle que vêtue seulement d'un sourire. Mais Renato n'en était pas à une contradiction près.

 Drôle d'idée, d'ailleurs, que ce rendez-vous à la campagne. Après plusieurs semaines de sorties nocturnes et parisiennes, chaque fois suivies d'une fête des sens célébrée dans l'appartement de Renato, il avait révélé à Clara l'existence d'une maison qu'il possédait à trois quarts d'heure de Paris, et lui avait proposé d'y passer une journée entière avec lui. Il devait y arriver la veille, "histoire de mettre un peu d'ordre". Clara lui avait demandé s'il projetait pour eux deux quelque promenade dans la campagne alentour, mais il l'avait détrompée : ils passeraient la journée au coin du feu. Clara imaginait déjà une peau de bête étalée devant le foyer et, sur une table basse, deux coupes de champagne où se refléteraient la danse des flammes et celle des corps : sans doute un vieux fantasme de Renato, cliché qu'il souhaitait recomposer avec elle. Une tenue rustique était donc bien inutile. Clara avait choisi ses vêtements avec autant de soin que Renato montrerait d'impatience à les lui retirer. Elle goûtait ce paradoxe, qui viendrait s'ajouter à celui d'arborer ses atours citadins dans ce que Renato appelait "son coin perdu en rase campagne".
 
 

* * *
Malgré l'heure tardive à laquelle il s'était couché, Gilles se leva tôt ce matin là. La veille au soir, un couple d'amis était venu dîner chez lui; plutôt que de les laisser reprendre la route, l'esprit embrumé par la fatigue et le bon vin, Gilles leur avait proposé de passer, ou plutôt de finir, la nuit sur place.

 Tiré du sommeil par un mauvais rêve, il ne parvint pas à se rendormir, et se leva. Une douche rapide acheva de le réveiller. Un tour à l'extérieur lui ferait du bien : il décida d'aller acheter des croissants pour la maisonnée endormie.

 Au moment où il sortait de chez lui, le car du matin s'arrêta de l'autre côté de la rue. Quand le car redémarra, Gilles vit la jeune femme qui venait d'en descendre. Brune, elle portait un tailleur rouge gansé de noir, joliment galbé. Gilles remarqua que ses chaussures, son sac à main, et ses boucles d'oreilles, étaient du même rouge, exactement, que son tailleur.

 Il poussa un imperceptible soupir, et alla jusqu'à la boulangerie. Là, il échangea avec la patronne les banalités d'usage, l'esprit ailleurs. Sur le chemin du retour, il se surprit à presser le pas, espérant que l'élégance et la beauté seraient encore à l'arrêt du car. Quand il était sorti de chez lui, la jeune femme ne lui avait, en regardant autour d'elle, jeté qu'un bref coup d'oeil. Elle semblait attendre quelqu'un.

 En tournant le coin de l'église, il fut soulagé de constater qu'elle attendait toujours. Il traversa la rue et, lui présentant le sac de papier ouvert, lui demanda : "Puis-je me permettre de vous offrir un croissant ?" Elle le regarda, les sourcils relevés par la surprise : "Euh... non, merci." Elle accompagna son refus d'un léger geste de la main, paume relevée.

 Déçu, il ajouta, comme pour s'excuser : "Parce que les fleurs, c'est périssable..." Elle le gratifia d'un sourire à fossettes et, après une légère hésitation, accepta : "Eh bien, d'accord. Et merci." Elle plongea la main dans le sac et en ressortit un croissant dans lequel elle mordit avec appétit. Gilles, observateur, remarqua : "Vous n'avez rien mangé ce matin, n'est ce pas ?" Elle acquiesça silencieusement et, quand elle eut dégluti, expliqua : "Je n'ai pas eu le temps. Il n'y a qu'un car par jour pour venir ici, et il part à l'aube !

 - Vous êtes venue passer la journée ?

 - Qu'est ce qui vous fait dire ça ?

 - Vous n'avez pas les bagages de quelqu'un qui vient pour un mois...

 - C'est vrai, je repars ce soir."

 Après un silence, Gilles demanda : "Quelqu'un doit venir vous chercher ?

 - Oui. Et il ne devrait pas tarder." dit-elle, consultant sa montre. Cette remarque semblait clore la conversation. Gilles hocha la tête. "Bonne journée." dit-il, et il rentra chez lui.
 
 

* * *
La fraîcheur de la maison contrastait agréablement avec la chaleur orageuse qui régnait à l'extérieur. En passant devant la porte de la chambre d'amis, Gilles entendit la voix de Pierre et le rire de Marion. Il descendit préparer des cafés, et remonta avec un plateau. Il frappa à la porte. Après quelques secondes, Pierre dit d'une voix claire : "Entre, Gilles." Celui-ci poussa la porte.

 Marion était assise dans le lit. Elle avait remonté le drap sous ses bras. Pierre était debout devant la fenêtre, vêtu d'un caleçon. "Petit déjeuner au lit, déclara Gilles. Tu ne veux pas te recoucher, Pierre ?

 - Et toi, tu ne déjeunes pas ?

 - Oh, moi, j'ai déjà pris un café... je mangerai un croissant, assis au bord du lit.

 - Comme tu voudras." Pierre se glissa dans le lit, aux côtés de Marion.
 
 

* * *
Gilles leur fit un signe de la main en regardant leur voiture s'éloigner. Leur présence était toujours un réconfort pour lui. Il connaissait Pierre depuis le lycée. Ils s'étaient passionnés pour les mêmes matières, avaient admiré ou méprisé les mêmes professeurs, avaient parfois courtisé les mêmes filles, sans que cette rivalité occasionnelle n'entachât leur amitié. Ou jamais pour longtemps. Après le lycée, la suite de leurs études les avait éloignés l'un de l'autre; Gilles à Toulouse, Pierre à Lille. Ils échangeaient pourtant de nombreuses lettres et de fréquents coups de téléphone, et se retrouvaient souvent pendant les vacances. C'était chaque fois pour Gilles l'occasion de découvrir les nouvelles conquêtes de Pierre, alors que lui-même avait, peu après son arrivée à Toulouse, fait la connaissance d'une étudiante, Alice, avec qui il partageait tendresse et complicité, jubilation de l'esprit et éblouissement des sens.

 A la fin de leurs études, Pierre avait annoncé à Gilles son intention d'épouser Marion, qu'il connaissait depuis six mois. Au retour de son voyage de noces, Pierre avait expliqué à Gilles : "Tu me connais, si je me suis marié à l'église, ce n'est certainement pas par conviction religieuse. Disons que c'est pour faire plaisir à une partie de la famille. Et de tout ce que m'a dit le prêtre, j'ai oublié les histoires de brebis égarée, de route qui mène à Dieu... Du pathos qu'il m'a débité, je n'ai retenu qu'une phrase. Il m'a dit, il nous a dit, que quand on se marie, on se choisit, non seulement le jour du mariage, mais que l'on continue de se choisir, toute sa vie, en toute circonstance. Va savoir pourquoi, mais cette phrase m'a terriblement impressionné. C'est pour ça que, même s'il m'arrive de me retourner dans la rue sur une jupe un peu courte et une paire de jolies jambes, c'est toujours Marion que je choisirai."

 Gilles se demandait si cette profession de foi résisterait à l'usure du temps. Il referma le portail, regagna la cuisine, et décida de prendre un autre café.
 
 

* * *
Les premières gouttes de pluie s'écrasèrent sur les vitres avec un bruit mat, espacées tout d'abord, puis de plus en plus rapprochées. Gilles posa son livre et alla jusqu'à la fenêtre, d'où l'on voyait nettement l'arrêt du car, de l'autre côté de la rue. La belle inconnue attendait toujours. Cela faisait presque une heure. Il la vit qui tentait de se protéger de la pluie sous la saillie d'un toit, mais les rafales de vent rabattaient la pluie obliquement, rendant l'abri inefficace.

 Gilles traversa la rue et, abritant la jeune femme sous un parapluie, lui proposa de venir attendre au sec. "De toute façon, ajouta-t-il, vous pourrez surveiller l'arrêt du car depuis la fenêtre de ma cuisine. Quand celui qui doit venir vous chercher arrivera, vous le verrez." Elle hésita quelques secondes puis, sous l'averse qui redoublait de violence, accepta.

 A l'intérieur, Gilles lui offrit une boisson chaude : café, thé ? "J'aperçois un percolateur, j'avoue que je prendrais volontiers un expresso bien serré.

 - Pas de problème. Il reste aussi des croissants, si vous voulez.

 - Non, merci. Un café suffira."

 Si la jeune femme était légèrement tendue en entrant chez Gilles, le café avait eu, paradoxalement, le don de la calmer. Elle se sentait bien, et prit le temps de regarder, autour d'elle, les meubles et les objets qui occupaient la cuisine. "Vous habitez ici depuis longtemps ?

 - Trois ans. Avant, j'habitais à Paris. Pour rien au monde je n'aurais voulu vivre au-delà du périphérique. Je préférais trente mètres carrés au Quartier Latin à un cinq pièces en banlieue...

 - C'est un peu mon cas...

 - Je comprends tout à fait. J'ai été comme ça. Vous voulez un autre café ?

 - Je ne dis pas non, il est très bon. Qu'est ce qui vous a fait changer d'avis ?

 - La place. J'avais de plus en plus de meubles, de plus en plus de livres, de plus en plus de disques, et je ne savais plus où les mettre. Et puis, je profitais de moins en moins de Paris.

 - Vous ne sortiez pas ?

 - Si, bien sûr. J'allais au cinéma, au théâtre, au restaurant, avec des amis, mais de moins en moins souvent.

 - Votre travail ne vous en laissait plus le temps ?

 - Disons que c'est en partie vraie. Mais surtout, je n'y prenais plus part avec autant de plaisir qu'avant. Refaire le monde à la terrasse des cafés jusqu'à deux heures du matin m'intéressait de moins en moins. J'écoutais parler les autres, et je trouvais cela de plus en plus vain, dénué d'intérêt... Vous devez me trouver dur...

 - Je vous trouve plutôt mûr. Je veux dire, je pense que vous avez mûri et que les conversations d'étudiants ont fini par vous lasser.

 - Peut-être... Il y en avait pourtant de belles...

 - C'est vrai, mais l'impression qu'elles nous laissent vaut souvent mieux que leur contenu : on se rappelle avoir dit des choses intelligentes, même si on ne sait plus très bien lesquelles. Et le fait est que, bien souvent, ce qu'on a pu dire à cette époque de notre vie avait de la valeur. Que d'autres l'aient déjà dit avant nous ne leur en ôte pas : il faut bien réinventer la roue soi-même, sinon on ne croit pas à son existence... De toutes ces conversations, il reste quelques grandes idées sur le monde que l'on garde en soi, inconsciemment, toute sa vie... Mais vous me disiez que c'était le manque de place qui vous avait fait quitter Paris ?

 - Oui. Et pour trouver plus grand à un prix abordable, il fallait sortir de Paris; s'en éloigner, même. J'ai pesé le pour et le contre, et le pour l'a emporté.

 - Et vous vous êtes retrouvé ici... Avec un car par jour pour ceux qui veulent venir vous voir !

 - Je reconnais que sans voiture, on est un peu isolé... Au fait, où deviez vous aller, ce matin ?

 - Au lieu-dit La Chesnaie. Savez-vous si c'est loin d'ici ?

 - Non, c'est juste à côté. Quatre ou cinq kilomètres. Je peux vous y déposer, si vous voulez."
 
 

* * *
Le trajet en voiture ne dura que quelques minutes. La jupe de la jeune femme, assez courte, avait glissé sur ses cuisses, et Gilles s'aperçut que, contrairement à la plupart de ses contemporaines, elle portait des bas, et non des collants. Gilles en fut à la fois charmé et jaloux. Il imaginait... "Excusez-moi, je réalise tout à coup que je ne me suis même pas présenté : Gilles Dromeur." "Clara Delvaux." Clara, joli prénom. Il imaginait donc Clara, ce matin là, assise au bord de son lit, s'étirant voluptueusement au sortir du sommeil, se dirigeant vers sa douche ou, mieux, vers sa baignoire, y faisant couler un bain moussant. Se glissant jusqu'au menton dans la brûlure parfumée de l'eau bleue. Agitant un orteil au-dessus de la mousse, riant de se savoir si belle en cette baignoire. Après le bain, s'essuyant lentement devant le miroir embué. Choisissant avec soin son parfum. Pas celui-ci, trop léger. Pas celui-là, trop capiteux. Ouvrant les tiroirs de sa commode, promenant ses doigts dans la lingerie, coton, soie, couleurs, douceur. Optant pour des bas, les roulant autour de ses deux pouces, les déroulant de la pointe du pied au milieu de la cuisse. Clara se préparant pour son rendez-vous d'amour, Clara si proche et si lointaine, présente et déjà absente. "Voilà, c'est ici. Je vous souhaite une bonne journée.

 - Merci beaucoup. Vous aussi. Au revoir."

 Elle a claqué doucement la portière de la voiture. Gilles a déjà fait demi-tour, s'éloigne, non sans un dernier regard dans le rétroviseur, mais Clara n'a d'yeux que pour la maison qui attend de la voir nue. Sur le chemin du retour, Gilles conduira vite et mal, ce qu'il regrettera aussitôt, mais à quoi bon.
 
 

* * *
Depuis une heure qu'il est rentré, Gilles a repris son livre. Mais le ciel assombri par l'orage, le martèlement régulier de l'eau sur les fenêtres, le manque de sommeil, font qu'il somnole plus qu'il ne lit. Quand le premier coup de sonnette retentit, il croit tout d'abord à un rêve. Le deuxième éveille un doute en lui, le troisième le réveille tout à fait. Il descend l'escalier, ouvre la porte qui donne sur la rue. "Vous ? Mais qu'est ce que..." Elle ne dit rien, elle est trempée, elle tremble. Elle parle enfin : "Il n'y avait personne. Personne. J'ai essayé de faire du stop. Mais il ne passe personne sur vos routes !

 - Vous voulez dire... que vous êtes revenue à pied de là bas ?

 - Oui. Oh, ce n'est pas si loin, mais il a plu tout le temps...

 - Vous êtes trempée. Venez vous sécher à la salle de bains... je vais vous apporter des serviettes propres. Si vous voulez prendre un bain pour vous réchauffer, n'hésitez pas.

 - Merci, vous êtes gentil."

 Gilles s'éclipse, tire la porte de la salle de bains derrière lui. Il attend le bruit du verrou, mais ne l'entend pas : Clara n'a pas verrouillé la porte. Gilles donne à ce geste la signification qu'elle veut lui donner : il s'agit d'une marque de confiance, pas d'une invitation.

 Gilles reprend sa lecture. Il ne somnole plus. Il entend Clara chantonner dans la salle de bains. Une demi-heure après, elle apparaît en peignoir éponge, ses vêtements sur le bras. "Excusez moi, je crois que j'ai pris mon temps...

 - Vous avez bien fait... Voulez-vous que nous les fassions sécher près du feu ?" ajoute-t-il, désignant les vêtements de Clara. Il empoigne deux chaises qu'il place devant l'âtre et, pendant que Clara dispose ses affaires, Gilles allume le feu. Il remarque qu'elle a omis d'étaler bas et porte-jarretelles, et se dit que l'oubli est volontaire. Il aimerait la taquiner à ce sujet, hésite, se décide : "Vous avez tout mis à sécher ?

 - Oui, pourquoi ?

 - Il me semblait que vous aviez... des bas ?" Elle sourit malgré elle, acquiesce : "Vous avez raison, je suis idiote." Elle ouvre son sac, en sort le tout, roulé en boule, pour le placer à côté du reste. "Est-ce que je peux passer un coup de fil ?" demande-t-elle presque aussitôt. "Il y a un téléphone là. Je vous laisse."

 Il s'éloigne, entend malgré tout quelques mots. Clara parle très vite, en italien. Elle parle doucement au début puis, rapidement, le ton monte. Gilles ne comprend distinctement que la dernière phrase qu'elle prononce : "Quoi ? Tu as oublié de venir ?" Elle raccroche, sans laisser à son interlocuteur le temps d'en dire plus. Elle expliquera ensuite à Gilles : "Ça fait trois mois que je le connais. Au début, il était très tendre, très attentionné. Et puis, petit à petit, il est devenu distrait, presque absent. Il s'est mis à arriver en retard à nos rendez-vous. Il m'a même posé deux ou trois lapins. Mais il avait toujours une excuse valable. Jusqu'à aujourd'hui : il m'a fait lever à l'aube pour venir le retrouver ici, et il a le culot de m'annoncer qu'il a oublié de venir ! S'il ne veut plus me voir, il n'a qu'à le dire clairement... de toute façon, je ne lui en donnerai pas l'occasion : c'est fini, et bien fini."
 
 

* * *
"Omelette aux lardons, ça vous ira ?

 - C'est parfait, mais... vous êtes sûr que je ne vous dérange pas ?

 - Tout à fait sûr. De toute façon, si je vous mettais dehors maintenant, vous ne pourriez pas rentrer à Paris avant ce soir, puisqu'il n'y a pas de car avant dix-neuf heures."

 Gilles disparaît dans la cuisine. Bientôt, l'odeur du repas parvient jusqu'aux narines de Clara. Elle rejoint Gilles dans la cuisine. "Je peux vous aider ?

 - Non, merci, ça ira. Vous préférez manger ici ou là haut ?

 - J'hésite... D'un côté une cuisine grande comme mon living, de l'autre une salle plus grande que mon deux-pièces... Je me sens un peu perdue... Disons ici, d'accord ?

 - Bien. Un peu de vin ?

 - Hmm... oui, pourquoi pas ?"
 
 

* * *
"Mes vêtements ne sont pas encore secs." Clara repose sa jupe sur le dossier de la chaise. Gilles acquiesce. "Votre nom de famille est bien Delvaux, n'est ce pas ?" Clara s'assied dans un fauteuil. "Oui, pourquoi ?

 - Est-ce que vous avez un lien de parenté avec le peintre ou le cinéaste ?

 - Pas que je sache. Mais ç'aurait presque pu être le cas : mon père est belge, comme Paul et André Delvaux. Mais il était professeur d'italien à Bruxelles. Lors de son premier voyage en Italie, à Florence, il est tombé amoureux de la Toscane. Et de ma mère, qu'il a rencontrée à Sienne. Ils se sont mariés trois mois plus tard. Quelques années après, ils sont venus s'installer à Paris. J'avais quatre ans. Depuis, j'ai presque toujours vécu à Paris, à part de nombreux étés que j'ai souvent passés en Italie, ou en Belgique.

 - Vous parlez le flamand ?

 - Juste quelques mots. Je parle beaucoup mieux l'italien. Et l'anglais, principalement à cause de mon travail.

 - Dans quelle branche ?

 - Je fais de la recherche en neurobio. Je veux dire : en neurobiologie. J'étudie la maturation du système nerveux central... Mais vous-même, dans quel domaine travaillez-vous ?

 - Dans l'image numérique. S'il vous arrive de regarder la télévision, vous avez dû remarquer que de plus en plus de publicités et de génériques en utilisent.

 - La médecine aussi, vous savez..."
 
 

* * *
La conversation se poursuit. La pluie insiste, redouble, accompagnée d'éclairs et de tonnerre. Clara se lève, va jusqu'à la fenêtre. "Quand j'étais petite, j'avais peur de l'orage. Pour m'aider à vaincre cette peur, mon père me faisait compter les secondes qui séparaient l'éclair du tonnerre, pour en déduire à quelle distance se trouvait l'orage. Trois secondes par kilomètre. Celui-ci n'est pas loin." Au fur et à mesure qu'il approche, les grondements du tonnerre deviennent crépitements. Ce bruit, ajouté au martèlement de la pluie, oblige Clara et Gilles à élever la voix pour s'entendre. Quand ils réalisent qu'ils crient presque, ils éclatent de rire. Puis se taisent, soudain dégrisés, troublés par l'évidence de leur désir.

 Le regard de Gilles s'est posé sur une photo. Clara suit son regard, s'approche de la bibliothèque, scrute le visage qui sourit dans son cadre. "Qui est ce ?" Gilles ne répond pas tout de suite. Il baisse la tête, fixe le tapis. "Nous vivions ensemble. Et puis, elle est morte." Clara vient s'asseoir près de lui, sur le canapé. "Excusez-moi. Je ne savais pas." "Vous ne pouviez pas. Ce n'est pas grave." Gilles se lève, va chercher le cadre, se rassied. "Elle est morte à vingt-six ans, d'une leucémie. Vous trouvez ça normal ? Vous trouvez ça juste ?" Clara se mord la lèvre. "Comment s'appelait-elle ?

 - Alice. Quand elle est morte...

 - Oui ?

 - Non, rien."

 Clara a posé sa main sur le genou de Gilles. Il a la gorge serrée. "Je ne voudrais pas que..." Clara lui fait signe de se taire, elle a compris. Il ne voudrait pas devoir la tendresse de Clara à un accès de pitié. Elle même ne sait pas très bien si c'est le dépit d'avoir été oubliée (ou délibérément ignorée ?) ce matin là, ou l'attendrissement, qui la pousse vers Gilles. "Pleurez, si vous en avez envie. Je suis sûre qu'à cause de votre fierté de mâle, vous n'avez jamais osé pleurer devant une femme, depuis la mort d'Alice... pleurez, ça vous fera du bien..." Gilles appuie sa tête contre l'épaule de Clara, et se laisse aller.
 
 

* * *
La sourdine du disque de jazz s'est tue depuis longtemps. Seuls les craquements des bûches dans la cheminée ébrèchent le silence. L'après-midi glisse en pente douce jusqu'au soir. Le soleil revenu éclabousse d'une lumière cuivrée le crépi de la pièce, le cuir fauve du canapé, le visage de Clara. "Vous êtes belle." Elle secoue la tête, rit doucement, ébouriffe les cheveux de Gilles. Il est allongé sur le canapé, sa tête est posée sur les genoux de Clara. Il se redresse, tombe à genoux devant elle, dénoue la ceinture du peignoir, en écarte les pans, et contemple Clara, paysage émerveillé. Clara l'attire contre elle. Des lèvres et de la langue il explore la douceur de ses seins, la chaleur de son ventre, le parfum dru du buisson brun. Des mains il parcourt le galbe de ses jambes, la longueur de ses cuisses, saisit ses fesses et porte à sa bouche le calice de miel salé. Clara referme les jambes autour de lui, agrippe ses cheveux. Le téléphone sonne, sonne, sonne, et puis, lassé, se tait.
 
 
* * *
Leur trajet jusqu'à Paris les mêle aux retours de week-end, pare-chocs contre pare-chocs sur l'autoroute. Dès la première sortie, Gilles quitte l'autoroute, emprunte les routes forestières. "Si je vous faisais le coup de la panne ?

 - Vous savez, dans une voiture, ça n'est jamais très confortable.

 - Nous ne sommes pas obligés de rester dans la voiture...

 - Non, franchement, ça ne me dit rien.

 - Comme vous voulez. Alors, direction Paris sans escale !" répond-il d'un ton qui se veut léger.
 
 

* * *
"Et maintenant ?

 - C'est la troisième à droite, juste avant la place Monge.

 - Voilà, nous y sommes.

 - Je ne vous propose pas de monter prendre un dernier verre, comme on dit. Je suis crevée et demain matin je me lève très tôt. J'ai un avion à huit heures moins le quart à Orly.

 - Je comprends. Nous nous reverrons, n'est-ce pas ?

 - Oui, peut-être. Enfin, je ne sais pas."

 Elle sort de la voiture, se dirige, hésitante, vers l'entrée de son immeuble. Gilles la rejoint, la retient par le bras. Elle se retourne. Il ouvre les bras, elle hésite, hésite, noue les siens autour de son cou, il la serre contre lui, murmure, le visage enfoui dans ses cheveux; elle rit, elle pleure, elle ne sait plus. Le spectateur qui est en Gilles se détache, les regarde avec perplexité : tout ceci est terriblement mélo, mais n'est ce pas le sel de la vie ?
 
 

* * *
Il n'est pas retourné tout de suite chez lui. Il a marché au hasard des rues et des ponts, admirant pour la millième fois l'harmonie que composent le ciel, l'eau, et la pierre dans cette ville unique, regrettant soudain d'avoir quitté Paris.

 Il regarde passer sous lui la clameur lumineuse des bateaux-mouches qui éclairent la nuit de Paris comme Clara a éclairé la sienne. Quels destins se nouent et se dénouent derrière les façades muettes inondées un instant par la lumière de ces soleils nocturnes allumés pour les touristes ? Quels couples se taisent soudain, regardant courir au plafond de leur vie l'ombre de leurs persiennes ?

 Gilles écarte ces pensées insolites d'un haussement d'épaules et regagne sa voiture, le trousseau de clés tournoyant autour de l'index.
 
 

* * *
Sur le chemin du retour, les mots du poète - il ne sait plus lequel - lui sont revenus : "Que Paris était beau à la fin de septembre."
 
 
© - Lionel Ancelet - 1988



Retour