Parfums d'été


 Qu'avons-nous fait, petite Marie ? Moi qui d'habitude ne prends jamais d'auto-stoppeuses... ni d'auto-stoppeurs, d'ailleurs. Il faut dire que ce jour-là, mon autoradio ne fonctionnait plus, et j'avais une longue distance à couvrir. J'ai été lâche, j'ai eu peur du silence et de la solitude du voyage.

 Ta robe d'été était un bouquet de couleurs au bord de cette route grise, et je me suis arrêté sans hésiter. Tu as jeté ton sac de voyage sur la banquette arrière, et tu t'es glissée avec souplesse à côté de moi. J'ai redémarré doucement, sans pousser les vitesses. Nous allions au même endroit, et la route était longue. Nous avions le temps.

 Ton parfum a pris lentement possession de l'habitacle. Tu sentais bon. Tu sentais tellement bon. Les yeux occupés par la conduite, je t'ai découverte d'abord par l'odorat. Heureusement, le début du trajet était ponctué de feux rouges, et j'ai pu te regarder à loisir avant d'aborder l'autoroute, la longue et monotone autoroute...

 Tu étais belle, tu étais terriblement belle, au sens littéral du terme, avec la délicieuse épouvante que cela suppose. Mon coeur battait comme celui d'un adolescent à son premier rendez-vous; j'avais la poitrine oppressée par le poids de cette angoisse qui vous étreint devant trop de beauté. Mes mains se crispaient sur le volant, comme sur une bouée de sauvetage.

 Tu avais baissé ta vitre, tes cheveux flottaient dans le vent de notre course. Les yeux fermés, tu savourais la double caresse de l'air et du soleil sur ton visage. En mâle impénitent, j'ai jeté quelques regards obliques vers ton décolleté, vers tes jambes bronzées, et mon coeur a battu un peu plus vite encore...

 Nous avons peu parlé, au début de ce voyage. Quelques mots sur le temps, sur la route, sur tout, sur rien. Quelques plaisanteries, pour te faire rire. J'aimais déjà te faire rire. J'étais fasciné par ta bouche, caverne humide riche de promesses, source de rires de gorge en cascade.
 
 

 À un péage, ma main a failli quitter le pommeau du levier de vitesse, pour venir se poser sur ton genou. À peine esquissé, mon geste s'est arrêté, et je t'ai jeté un coup d'oeil furtif, ignorant si tu avais réalisé dans quel trouble tu m'avais précipité. Tu souriais en me regardant, belle entre toutes les belles, et le sachant. Nous avons éclaté de rire. Peu après, nous avons décidé de quitter l'autoroute, et de lui préférer la route.

 Et c'est alors que nous avons commencé à parler, réellement. Peu importaient nos métiers, notre destination commune : tu m'as surtout parlé de ton enfance bercée de rires et de livres dans une maison tant aimée, vendue depuis, et je t'imaginais, petite fille à couettes, riant aux éclats, traversant en courant ces champs de lavande que nous commencerions à apercevoir dans quelques heures... Tu m'as parlé de ta bibliothèque, des livres que tu avais lus et aimés et de ceux que tu aimerais lire; tu m'as même parlé de celui que tu étais en train d'écrire.

 Au début de l'après-midi, nous avons acheté dans un village de quoi manger. Une prairie nous attendait un peu plus loin, à l'écart de la route; nous nous y sommes arrêtés. Pique-nique improvisé sur l'herbe, avalé sans hâte. La caresse appuyée du vent sur les feuillages des arbres arrachait à leurs troncs des gémissements et des craquements de grand voilier. Au loin, un tracteur parcourait méthodiquement un immense champ de colza, minuscule insecte perdu sur une nappe jaune. Les lignes de cet écrin sonore et visuel convergeaient vers toi. Même le vol des oiseaux semblait infléchi par ta présence. Quand nos regards s'accrochaient, ils ne se déprenaient qu'à regret.

 Après avoir déjeuné, nous nous sommes étendus sur un plaid, goûtant la douceur et les parfums de l'air. J'ai somnolé, et me suis peut-être endormi quelques minutes, engourdi par la quiétude de cet après-midi. Dans mon demi-sommeil peuplé de rêves inachevés, je te voyais te pencher sur moi, m'embrasser, et je tendais les bras vers toi... Je me savais dans un rêve, et voulais le poursuivre le plus loin possible. Je me suis senti sourire. Le brusque vrombissement d'un insecte à mon oreille m'a tiré de ma torpeur, et j'ai ouvert les yeux.
 
 

 Étendue sur le côté, la tête appuyée sur ton avant-bras accoudé, tu me regardais. Je me suis assis, et j'ai posé la main sur ton pied nu (tu avais retiré tes sandales). Je suis remonté le long de ton mollet, j'ai franchi le creux de ton genou, longé ta cuisse du bout des doigts. Ma main s'est glissée sous ta robe, jusqu'à ta hanche. Tu me regardais toujours. Je me suis penché pour t'embrasser, avec précaution, presque avec dévotion. Nos langues se sont tout d'abord effleurées, pour faire connaissance, animaux tactiles et gustatifs. Puis elles se sont frottées l'une contre l'autre, gagnant en intimité. Puis elles se sont mêlées avec avidité. Nos salives et nos bras se sont mélangés.

 Tu me sentais devenir impatient, trop fougueux, alors tu t'es levée : "Attends". Je me suis levé aussi, fou de désir. "Déshabille moi", m'as-tu dit, de cette voix un peu rauque qui hérissait le duvet de ma nuque. Je comprenais le sens de ta manoeuvre. J'ai pris mon temps pour ouvrir, un par un, les petits boutons blancs qui fermaient ta robe : tel un Petit Poucet j'ai suivi cette route vertigineuse depuis ta nuque, où se posèrent mes lèvres, jusqu'à l'espace entre tes cuisses, où se glissa ma main. J'ai savouré les vertus de la patience, m'arrêtant pour déposer un baiser sur la courbe de ton épaule à peine découverte, au creux de ton poignet, sur le globe de ton sein encore endormi, sur la chaleur de ton ventre...

 Ta robe tombée à terre, enjambée d'un geste que vous avez toutes, il ne te restait que ta culotte blanche, que je ne t'ai pas retirée tout de suite. Puisqu'il s'agissait d'être patient, j'allais l'être, et de bon gré. Et j'ai entrepris, du bout des doigts et du bout des lèvres, l'ascension de tes courbes, repartant du sol, avec ces effleurements du cou de pied qui te rendaient folle, je le sentais, avec ces guirlandes de baisers autour de tes jambes, ces caresses insinuées entre tes cuisses qui brûlaient de se desserrer mais avaient choisi d'attendre encore, ces mains d'aveugle fébrile qui exploraient la paroi de ton ventre, la courbe de tes hanches, qui épousaient ton dos, avant de redescendre vers tes seins pour leur construire un nid.

 J'ai pris ton visage entre mes mains, retenant de mes doigts le flot de tes cheveux, et je t'ai contemplée encore, noyant mon regard dans tes yeux immenses. Puis, mes mains ont glissé vers ta taille, sur tes hanches, mes pouces ont accroché l'élastique de ta culotte, et l'ont entraînée jusqu'au sol. Avant de me relever, j'ai enfoui le nez et la bouche dans le parfum musqué de ton buisson brun, et je l'ai bu à pleins poumons, tout en pétrissant de mes mains le pain de tes fesses.

 Tu as posé les mains sur mes épaules, et je me suis relevé, pour te serrer contre moi, mon bel amour, ma toute belle... Je ressentais une étrange émotion à te serrer, déjà nue, contre moi, encore habillé. Je t'ai allongée par terre, et me suis agenouillé près de toi... Corps féminin, courbes jumelles sur lesquelles mon regard fasciné passait, glissait, et repassait, et dont il voulait s'échapper, prisonnier malgré lui, passant de la courbe de tes seins à la rondeur de tes genoux, suivant le galbe de tes mollets, s'attardant sur la finesse de tes chevilles et la cambrure de tes pieds, glissant sur le modelé de tes cuisses et l'arrondi de tes fesses, remontant vers tes hanches pleines, ta taille émouvante de minceur, caressant ton visage, effleurant tes lèvres et la ligne de ton nez, sondant ton regard, se noyant dans le flot de ta chevelure, glissant le long de tes bras, admirant la finesse de tes poignets, la délicatesse de tes doigts, avant de replonger pour un nouveau voyage parmi les courbes de ta chair. Une étape me fascinait, voyageur indécis qui sans cesse revenait sur ses pas : le buisson parfumé à la jointure des cuisses, au bas de la tiède plaine du ventre, à quelque distance des douces collines des seins. Mon regard glissait le long de tes cuisses et sans cesse revenait au delta sombre, captivé malgré lui, jusqu'au moment où mon oeil arriva enfin à se détacher du détail et à voir ton corps dans son entier, cherchant en vain la ligne brisée, l'angle disgracieux qui aurait rompu l'équilibre entre la chair et l'espace.

 Je me suis allongé entre tes cuisses, et j'ai bu goulûment à la source de la vie. Ton sexe était une mangue sous mes lèvres et ma langue. Tes soupirs sont devenus gémissements, puis mélopée sublime. Tu m'as attiré contre toi, et tu m'as embrassé à pleine bouche, pour retrouver dans ce baiser le goût de ton désir. D'une main à nouveau impatiente, je tentais de détacher ma ceinture, d'ôter mon pantalon. Tu t'es redressée : "Attends". Encore ce mot, encore attendre ? Mais tu avais raison, bien entendu. Et c'est toi qui a détaché ma ceinture avec une lenteur calculée, toi qui m'a aidé à retirer ce pantalon, cette chemise, ces vêtements, sans hâte aucune.

 Alors, ta main est descendue vers mon désir dressé, et l'a saisi, serré, comme pour en éprouver l'intensité. Puis, tu l'as délaissé, ayant décidé d'en différer l'extase. De tes mains, de tes lèvres, et parfois de ta langue, tu as donné forme à mon corps, lui révélant ses contours et ses creux les plus secrets, lui offrant des sensations jusqu'alors ignorées, le précipitant dans l'affolement du désir. Enfin, tu es revenue à ton point de départ, et ce fut mon tour de soupirer, de gémir, de mordre mes cris, quand ta langue, petit animal agile et mouillé, a décidé de tisser un cocon de salive autour de lui. Tes lèvres appelaient de leurs savantes pressions le déferlement de la vague, mais tu laissais la houle se calmer dès qu'elle menaçait de m'emporter. Nous voulions glisser ensemble jusqu'à la plage finale, celle où nous nous étendrions l'un contre l'autre, rompus de fatigue et de plaisir.

 Ta bouche a retrouvé le chemin de ma bouche, et nos deux désirs se sont fondus l'un à l'autre, pointe d'homme et fourreau céleste, cherchant l'ajustement parfait, le contact sublime, cherchant le vertige idéal avec frénésie, presque avec douleur. Nous ne savions plus qui de nous deux chevauchait l'autre, tour à tour monture et cavalier pris dans un même galop avant le saut final. Et quand la vague a déferlé, inondant nos corps et nos esprits d'une encre lumineuse, nous avons roulé avec elle, ne retenant plus nos gestes, ne retenant plus nos cris.
 
 

 Sur ton front luisaient quelques perles de sueur. Tu avais fermé les yeux, sans doute pour y garder encore quelques instants cette lumière qui palpitait en toi, et je te savais profonde et infinie et vaste comme une île. Aurais-je moi même fermé les yeux que je t'aurais encore vue, gravée sur ma rétine, imprimée dans mes paumes, ton goût toujours présent dans ma bouche. Je voulus m'écarter, réflexe imbécile, réflexe d'homme et, cette fois encore, tu me fis attendre, attendre l'attendrissement de ma chair dans ton ventre. J'ai déposé un tendre et long baiser dans ton cou.

 Nous sommes restés étendus, sans mot dire, un long moment. Tu avais pris ma main, et de temps en temps tes doigts, ou mes doigts, se serraient, dialogue muet, ponctuation silencieuse de nos pensées secrètes.
 
 

 Le soleil déclinait déjà, allongeant les ombres. Il fallut repartir. Nous n'arriverions que dans la nuit, peut-être même au petit matin, à l'heure où l'air s'étire, avant la chaleur de la journée. Tu chantonnais à voix basse, affichant ton doux, ton merveilleux sourire.

 Tu as fini par t'endormir, juste avant que le soleil ne disparaisse complètement sous l'horizon. Nous avions rejoint l'autoroute. Ma main a quitté le levier de vitesse, pour se poser sur ton genou.
 
 

© - Lionel Ancelet - 1992



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