Dernier Quartier


Certains voyages vous emmènent ailleurs que prévu. Après ce qui m'est arrivé il y a cinq ans, je ne suis plus tout à fait le même. Non pas que j'aie changé, mais la trace des événements qui sont survenus a insensiblement altéré l'ordre des choses autour de moi. C'est assez difficile à expliquer. Je vais plutôt vous raconter ce qui est arrivé.

Je devais regagner la capitale en voiture, pour une importante réunion le lendemain matin. Une semaine plus tôt, un tremblement de terre avait frappé la région de Kobé, au Japon, et l'importateur d'automobiles pour qui je travaillais prévoyait des difficultés d'approvisionnement.

J'avais roulé une partie de la nuit sur des routes à peu près désertes. Le temps était clair et la Lune, dans son dernier quartier, montait sur l'horizon. Je n'entendais que le ronronnement régulier du moteur, et la musique en sourdine de la radio.

Au sortir d'une forêt, à ma grande surprise, le faisceau de mes phares déchira une écharpe de brume, bientôt suivie d'une autre, et d'une autre encore. Je dus ralentir, le brouillard tissant un tulle de plus en plus épais. La visibilité tomba à quelques dizaines de mètres, puis à quelques mètres à peine. La musique, qui jusque alors avait été d'une clarté cristalline, fut brouillée par un souffle de plus en plus puissant, comme si je m'étais engagé dans un tunnel. Je roulais de plus en plus lentement. Je finis par m'arrêter sur le bord de la route, ne voyant même plus le bout de mon capot. Il ne me restait plus qu'à attendre que le brouillard se dissipât. Pour tromper mon ennui, je cherchai une autre station sur l'autoradio, mais tous les émetteurs semblaient muets. D'un bout à l'autre du cadran, je ne captais qu'un grésillement tenace et continu.

Une heure passa, puis deux. Je somnolai un peu, dormis quelques instants peut-être. La voiture était toujours enfouie dans un cocon d'ouate. Je consultai ma montre : trois heures du matin. Moteur arrêté, le chauffage n'agissait plus. Je descendis de voiture pour me dégourdir les jambes, et tenter de me réchauffer. Mon pantalon de toile et mon sweater me protégeaient mal de cette humidité pénétrante et soudaine.

Le brouillard était moins impressionnant hors de la voiture. J'attrapai sur la banquette arrière le petit sac à dos qui contenait mes papiers, et me mis à longer le bord de la route, sans but précis. Après quelques minutes de marche, j'arrivai à une intersection. Machinalement, je tournai à droite, parce qu'ainsi je n'avais pas à traverser la route.

Le jour n'était pas encore levé, mais le clair de lune, dilué par le brouillard, m'immergeait dans une clarté laiteuse.

Sans m'en rendre compte, j'avais atteint un lourd portail de bois, seule ouverture dans le mur d'enceinte que je longeais depuis plusieurs minutes.

Du haut du pilier pendait une chaîne de cuivre, terminée par une poignée. Je sonnai; j'attendis. Il me sembla entendre un chien aboyer au loin, mais je n'en fus pas sûr. Je sonnai encore. Le temps passait, et n'apportait aucune réponse. Peut-être n'y avait-t-il personne ? Je poussai le battant de bois. Il s'entr'ouvrit, puis se bloqua. Je pesai de l'épaule; il résista un instant, puis s'ouvrit en grand.

Je découvris une allée de gravier dont le tracé disparaissait dans le brouillard. J'avançai lentement. Je frissonnais. Etait-ce de froid, ou d'appréhension ? Je n'entendais que le crissement du gravier sous mes pas, et ma respiration.

L'allée s'incurvait sur la gauche, progressant entre deux rangées de peupliers. J'aperçus une lumière au loin. N'était-ce pas une maison ? Sans aucun doute. Il me fallut parcourir encore quelques mètres avant d'avoir quelque idée de l'aspect de la façade : c'était une maison de pierre, aux nombreuses fenêtres dont la plupart des volets étaient fermés. Tout semblait obscur à l'intérieur, à l'exception d'une fenêtre au rez de chaussée, d'où provenait une lumière d'un blanc jaunâtre. Je m'approchai sans bruit, et regardai à travers la vitre.

A l'intérieur, une jeune femme habillée de noir lisait un livre à la reliure de cuir. Sa toilette et sa coiffure étaient d'une autre époque, la même que celle du mobilier, de style Second Empire. L'éclairage était prodigué par une lampe à pétrole. Avais-je atterri sans le vouloir au beau milieu du tournage d'un film historique, et dont l'action se serait déroulée vers la fin du dix-neuvième siècle ? Pourtant, il n'y avait ni caméras, ni projecteurs dans cette pièce. Cette jeune femme était seule. Elle lisait, le plus naturellement du monde. Elle semblait complètement absorbée par sa lecture, tournant les pages avec avidité.

Soudain, elle sursauta en réalisant ma présence. Elle resta pétrifiée quelques instants, puis se leva. Je restai immobile, incapable d'esquisser le moindre geste. Elle posa son livre et vint jusqu'à la fenêtre, qu'elle ouvrit. Deux larmes roulèrent sur ses joues. Elle prit mes mains et les serra si fort que j'en eus presque mal.

"Mon cher amour, quel réconfort de vous voir enfin devant moi... Non, ne dites rien. Je savais que... que cette terrible nouvelle ne pouvait pas être vraie. Je savais que je vous reverrais... Il le fallait... Dieu n'a pas voulu que nous fussions séparés avant même... d'avoir été unis. Non, taisez-vous. Cet instant est trop fragile, trop merveilleux pour risquer de le briser par une parole malheureuse... Je vous attendais. Je sentais que vous alliez venir. Mais je sens bien qu'il ne s'agit que d'une grâce qui nous est accordée... Après, il vous faudra repartir, sans doute pour toujours... Venez, venez, mon tendre amour. "

J'étais subjugué par la beauté mystérieuse de cette jeune femme, ses cheveux sombres aux reflets d'acajou, ses grands yeux noirs. Le timbre de sa voix était envoûtant, un peu rauque. Sans plus réfléchir, j'escaladai le bord de la fenêtre et sautai à l'intérieur de la maison. Elle recula d'un pas, me détailla des pieds à la tête.

"Comme vous voilà bizarrement accoutré, mon amour ! Ainsi, c'est ainsi qu'on vous déguise pour aller à la guerre ? Ah, mais qu'importent vos vêtements, venez donc près de la lampe, que je vous voie mieux... Ces mois de guerre vous ont déjà éprouvé, regardez : vous avez même quelques cheveux blancs ! Et vos mains, vos belles mains, n'ont elles pas souffert ? Non, elles sont toujours aussi douces... Ah, mon fier amour, serrez votre Clémence contre vous, serrez-moi fort, jusqu'à me faire défaillir... "

Ainsi, elle s'appelait Clémence. Je pris son visage entre mes mains, et le contemplai. Ses traits m'étaient vaguement familiers, mais par quelle alchimie de ma mémoire, puisque je ne l'avais jamais vue auparavant ? Ses larmes brillaient comme des diamants à la lueur de la lampe à pétrole. Je me penchai pour y poser les lèvres. Elle ferma les yeux, noua ses bras autour de mon cou. J'enfouis mon visage dans ses cheveux, dont le parfum paracheva l'envoûtement de sa voix, de son visage. Je la serrai de toutes mes forces contre moi. C'est en rouvrant les yeux que j'aperçus, posé sur un guéridon, un journal fraîchement imprimé. Il était daté du 15 novembre 1870. Le téléphone ne serait pas inventé avant six ans, l'ampoule électrique avant huit ans, l'automobile avant vingt-deux ans...

Aujourd'hui encore, il m'arrive de me demander si je n'ai pas rêvé, même si je sais au fond de moi qu'il n'en est rien. Au petit matin, je me suis éveillé dans la tiédeur du lit, bras et jambes mêlés aux siens. Je revis les images de la veille... Clémence m'avait conduit jusqu'à sa chambre, et je sentais sa main trembler dans la mienne. L'escalier avait grincé sous nos pas; elle avait mis un doigt sur ses lèvres. N'étions-nous donc pas seuls dans la maison ?

Les dessous féminins de l'époque étaient plus compliqués que ceux d'aujourd'hui... Délacer le corset d'une femme était pour moi une expérience nouvelle, qui ne s'est d'ailleurs pas renouvelée depuis. Jamais Clémence n'avait été plus belle, nue dans sa beauté offerte et rayonnante, qu'à l'instant où elle avait retiré les épingles de son haut chignon, libérant le flot de ses longs cheveux sur ses épaules. Je contemplai la sérénité de son visage dans le sommeil. Je me penchai pour déposer un baiser sur ses lèvres entrouvertes, et sortis du lit sans la réveiller, avec l'intention -quelle drôle d'idée, n'est-ce pas ?- d'aller chercher ma voiture, et de revenir la garer devant la maison. Sans doute voulais-je emmener cette jeune femme avec moi, certain que j'étais d'avoir enfin rencontré l'unique amour de ma vie, même si cette rencontre reposait sur ce qui semblait être un tragique malentendu. Avoir fait dans le temps un saut de plus de cent vingt ans vers le passé ne me troublait pas autant que d'avoir rencontré Clémence. Peu m'importaient les circonstances.

Je fis sans peine en sens inverse le chemin parcouru la nuit précédente, le brouillard ayant totalement disparu. En m'asseyant au volant de ma voiture, la tête me tourna un peu, sans doute d'avoir marché si vite. Ma voiture démarra facilement. Je souris en songeant à la tête que ferait Clémence en la voyant: elle n'avait jamais vu d'automobile... Je roulai jusqu'à l'intersection, tournai à droite, longeai le long mur d'enceinte, jusqu'au portail. Je descendis de voiture pour en pousser les deux battants, qui m'avaient paru en bien meilleur état la première fois que je les avais franchis. L'allée de gravier était envahie de mauvaises herbes, détail qui m'avait échappé pendant la nuit, sans doute à cause du brouillard. J'arrivai devant la maison, et mon coeur battit plus vite. La plupart des volets avaient disparu, ou pendaient tristement sur leurs gonds; toutes les vitres étaient brisées; la porte béait, sinistre.

J'entrai. Le parquet était défoncé, une herbe épaisse et jaunâtre avait poussé près des fenêtres. Je courus jusqu'à la pièce où, la veille encore, Clémence lisait paisiblement. Une charogne, sans doute un chien, gisait devant la cheminée, dévorée par les mouches. Je réprimai un haut le coeur, montai quatre à quatre les escaliers, et bondis dans la chambre où nous nous étions aimés avec une infinie tendresse quelques heures plus tôt.

La pièce était vide, comme toutes les autres. A l'emplacement du lit, près de la fenêtre, deux arbustes avaient trouvé la force de pousser entre les lames du parquet, et leurs troncs étaient si intimement mêlés l'un à l'autre qu'on n'aurait pu les séparer. Je suis tombé à genoux devant ces arbres, et j'ai pleuré, pleuré à gros sanglots, pleuré jusqu'à ce que ma gorge ne fût plus qu'un entonnoir de feu.

Cela fait aujourd'hui plus de cinq ans que j'ai vécu cette étrange aventure. Je comptais sur le temps pour atténuer, jour après jour, ce brûlant souvenir qui n'était peut-être, après tout, qu'un rêve. Je comptais sur le tourbillon de la vie pour déposer, année après année, une couche d'oubli sur une autre couche d'oubli. J'avais réussi à composer avec mon désespoir, à garder cette image sertie comme un diamant au plus profond de mon coeur, à trouver un équilibre entre la folie et la résignation.

Un colis, reçu il y a quelques jours par la poste, vient de faire vaciller ce précaire équilibre. Ma soeur a vendu une des maisons dont nous avons hérité. Elle en a fait débarrasser le grenier. Dans un coffre, le brocanteur a trouvé de vieux livres, qu'il a gardés pour les vendre, et un épais registre, cahier à la couverture de toile cartonnée noire, qu'il a rendu à ma soeur. Une étiquette calligraphiée en révèle le contenu : Histoire de la Famille. Histoire que mon grand-père, féru de généalogie, avait patiemment reconstituée, jusqu'à sa mort. Histoire alors inachevée, oubliée au fond d'un coffre...

J'ai découvert avec émotion ces ancêtres dont j'ignorais parfois le nom, ces ancêtres dont on pouvait, en quelques photos jaunies, suivre la vie et la mort : nourrisson, enfant, adolescent, adulte, vieillard... Ancêtres depuis longtemps retournés à la poussière.

C'est au détour d'une page que j'ai lu le destin tragique d'une lointaine aïeule dont le fiancé avait été mobilisé en juillet 1870, quelques semaines à peine avant la date prévue de leur mariage. Victime parmi tant d'autres de la guerre imbécile et aveugle, il avait été tué lors de la bataille de Sedan. Un an plus tard, elle accouchait d'une petite fille, née de père inconnu. Toute la famille l'avait mise à l'index, l'accusant d'avoir trahi si rapidement la mémoire de son fiancé. La jeune femme avait juré que c'était pourtant lui le père, lui, son fiancé, qu'il était revenu la voir une fois, une seule, une nuit de brouillard, et qu'il était reparti au petit matin... Mais, bien entendu, personne ne l'avait crue. Elle avait sombré dans la folie, et passé le restant de ses jours internée dans ce qu'on appelait à l'époque un asile d'aliénés. Elle s'appelait Clémence.

J'avais beau savoir quel visage j'allais découvrir en tournant la page, quand je revis cette jeune femme au sourire un peu grave, j'eus un vertige, et dus me retenir au bord de la table pour ne pas tomber.

Et ce fiancé, à quoi ressemblait-il ? Je tournais fébrilement les pages, mais en vain. Mon grand-père n'avait pu retrouver de photo. Qu'importe, puisque pour découvrir son visage, je n'avais qu'à me regarder dans un miroir...

Seule trace de... mon passage, cette fille qu'ils... que nous avions eu... Qu'était-elle devenue ? J'eus la réponse à la page suivante. La vérité était si simple, si proche, que j'eus du mal à la comprendre. C'était mon arrière grand-mère.

Je ne peux révéler mon secret à personne d'autre que vous. Sinon, nul doute qu'on me croirait fou. J'ai appris à vivre avec l'idée que je suis mon propre ancêtre, même si je me torture de questions: que se serait-il passé si, au lieu de laisser Clémence dormir dans la maison, je l'avais tirée de son sommeil pour l'emmener avec moi jusqu'à la voiture ? Aurait-elle pu me suivre jusqu'en 1995 ? Ou bien aurais-je senti sa main m'échapper et glisser entre mes doigts comme une poignée de sable ?

Parfois, je retourne voir cette maison, que j'ai pu acheter il y a quelques mois. Tout le monde s'étonne que je la laisse tomber lentement en ruines, au lieu de la raser purement et simplement pour en faire construire une neuve.

Les nuits de brouillard, je remonte lentement l'allée de gravier, à pied, en espérant qu'une fois, une seule, j'apercevrai la lueur de la lampe à pétrole derrière cette fenêtre, au rez de chaussée.
 
 

© - Lionel Ancelet - 1992-1999



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